Belgique : le tir… sport et philosophie.

mardi 15 septembre 2020, par Maître Yves Demanet

Chaque fois que j’entends un homme dire « Moi, j’adore les armes », je visualise une éprouvette remplie de testostérone bouillonnante et m’interroge sur une impuissance naissante. Parfois l’aiguillon de l’ironie me fait questionner : « Entre le porte-avion et le couteau à patates, de quoi me parlez-vous ? »


« En hommage à Feu Maître Marc FAËLLI, tireur et grand défenseur des valeurs du Tir. »

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Le terme flingue est parfaitement inapproprié

Il arrive que la réponse tombe comme un désespoir :  » Des flingues ! »…Pardi ! Ceux pour les vrais, les durs et les tatoués… qui n’ont jamais été aussi nombreux depuis la fin du service militaire ! « Les flingues ! » …c’est un peu comme parler de « fripes » chez Yves Saint-Laurent ou de « bagnoles » à Enzo Ferrari. Il est vain d’essayer d’expliquer qu’unir en un même concept un fusil d’assaut et un Lebeau-Courally à 600.000 euro est aussi inepte que de parler de véhicules en y confondant une navette spatiale et une trottinette électrique…il est encore plus stérile d’essayer d’expliquer que le tir, olympique ou pas, n’a strictement rien à voir avec les feuilletons made US. Les « flingues » dont veut me parler le phantasmeur salivant sont ceux qui châtrent une mouche à mil mètres, tirent 548 cartouches en une seconde et abattent un tyrannosaure d’une seule balle. Inutile d’essayer d’expliquer que le tyrannosaure est peu présent dans nos contrées cette année-ci. Mais soit, ne dit-on pas « Heureux les pauvres d’esprit... ».

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Pas facile d’éduquer les foules !

Quand je ne suis pas trop lassé, je recommande l’inscription dans un stand et l’apprentissage avec un moniteur agréé. Il est rare que cela soit suivi ; il est encore plus rare que ce genre de « profil » persiste au-delà de la première séance… les rêves résistent rarement à la réalité. Je confesse cependant qu’il m’arrive plus souvent de me découvrir une soudaine et violente migraine qui m’oblige à en rester là de ces préliminaires parfaitement affligeants et je fuis prestement l’importun.

J’ai une égale « tendresse » à l’égard des hoplophobes [1] qui veulent croire que la guerre a commencé avec l’invention de la poudre, le meurtre avec la première balle. Impossible de relever que c’est l’Armée qui mit fin à Auschwitz et pas la diplomatie, que si nos policiers sont armés c’est que la médiation a ses limites. Amusant de constater que chaque fois qu’il y a un cinglé au pays du coca-cola, en oubliant qu’il y en a plus au Mexique ou en Colombie où les armes sont strictement prohibées, le législateur belge interdit toujours plus et plus encore, jusqu’à l’absurde (plus de 300 modifications apportées à la loi du 8 juin 2006 et ses arrêtés royaux)… Comme si on interdisait la chasse au bison dans les Ardennes pour lutter contre le braconnage au Kansas. Sans parler de l’instrumentalisation des élucubrations de ce brave Donald là-bas auxquelles il faut évidemment répondre par un « geste fort » ici…. comme s’il était vice-roi de Wallonie et la NRA une officine de l’Elysette. Soulever la question de la pertinence entraine immédiatement l’accusation de complicité par les bienpensants tenanciers d’une pensée aussi unique qu’inique. Les mêmes se réjouissent à la liquidation de chaque armurerie (les « magasins de mort, fournisseurs des truands et autres terroristes ! »)

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Avec ses 300 modifications en 15 ans, la règlementation est devenue un millefeuille incompréhensible

Détenteur d’armes ou bouc émissaire ?

Comme si pour lutter contre le trafic de drogue, on fermait les pharmacies. Inutile de leur dire que le Royaume-Uni, depuis la prohibition des armes aux particuliers, a connu une augmentation majeure de la criminalité violente. « Ça n’a rien à voir ! », rétorque t’on. On est bien d’accord ; quand les armes sont hors la loi, seuls les hors la loi en ont ! Inutile de relever que pas un seul attentat n’a été commis en Belgique avec une arme légalement détenue. Inutile encore de dire que pas un seul accident mortel n’a eu lieu dans un stand de tir en France, en Suisse et en Belgique depuis des décennies…inutile de préciser qu’il y a 47 morts en ski en 2018, 406 noyés en 2016 et 3.477 morts sur la route la même année en France comme il y a eu 604 en Belgique en 2018 ainsi que plus de 50 par noyade, planeur, alpinisme et autres au décompte arrêté fin juillet 2019. Statistiques.

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Un camion conduit par un tueur déterminé est plus dangereux qu’une arme à feu !

Manifestement ce ne sont pas les « mêmes morts ». Oui mais il y a les suicides par arme à feu ! D’accord mais il va aussi falloir interdire les cordes, les carburants et l’accès aux ponts, voies ferrées et autres cours d’eau, l’électricité et le sel (oui, le sel ! selon l’ancien suicide rituel pratiqué à la cour impériale chinoise)…en outre, que je sache, le suicide est un droit retiré de la sanction du Code Pénal depuis 1810 ; il peut même être « assisté » chez nous et en Suisse…seules les lois religieuses le sanctionnent …et encore ! L’une ne dit-elle pas qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour autrui…et l’autre ne promet-elle pas le paradis et un tas de servantes qu’on soupçonne lubriques et libidineuses, pour l’éternité (ce qui est fort long surtout à la fin comme l’observait finement P. DAC) …Je note, au passage, qu’on ne parle pas de 72 chippendales…Mais que fait Metoo ???
Donc, il se déduit logiquement de cela que si on veut vraiment sauver des vies, il faut prioritairement prohiber les religions, les véhicules, la natation, le ski, l’alpinisme, sans parler de l’alcool, des cigarettes, de la viande, du sucre, du sel et de la cueillette des champignons qui tua 22 fois en France de 2010 à 2017…bien avant les petites armes à feu (« petites » au sens des lois et traités) !

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Le tir sportif est une école de calme et d’intériorisation. Loin des clichés de la grande presse.

C’est à ce moment que généralement les choses se crispent et que je suis accusé de mauvaise foi. Je réponds que ce n’est pas moi qui ait commencé et j’ajoute, perfidement, que le premier chef d’Etat en Europe a avoir prohibé les armes dans son pays était végétarien, piètre amant, non fumeur, abstinent à l’alcool et mauvais écrivain ! C’était en l’an de grâce 1933, pas très loin de chez nous. On a les références qu’on mérite. Quant à moi, je préfère 1789 avec l’abolition des privilèges notamment celui de l’accès aux armes réservé à la noblesse et la consécration du principe de Liberté-Responsable uniquement limité par l’exception de l’Ordre Public. Cet Ordre Public comprend la salubrité, la tranquillité, la paix publique et la sécurité publique….jamais le « sécuritaire » qui n’est que le fruit pervers de la peur.

L’usage des armes est sévèrement contrôlé.

Le tir est un sport reconnu légalement qui suppose l’usage légal d’armes légales légalement enregistrées et éprouvées, légalement acquises, légalement détenues et légalement utilisées… Ce truisme semble échapper à d’aucun ! Aucun tireur n’est favorable au libre accès aux armes pas plus que ne sont les conducteurs pour la suppression du code de la route ou les scientifiques la vente libre du plutonium ! Personne chez nous ne demande la liberté de port d’arme, l’absence de contrôle ou la distribution de grenades dans les cours de récréation. Le tir légal ne se pratique pas avec des Kalachnikov illégales …pas plus qu’il ne se pratique avec des camions volés, des couteaux en céramique, des sacs d’engrais azoté, des cutters dans un avion ou des bouteilles de gaz à l’intérieur d’une camionnette !

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Le belge Lionel Cox, médaille d’argent au tir à 50 mètres couché en 2012.

Je ne suis pas légitime à évoquer la chasse, n’étant pas chasseur. Par contre je suis tireur. Le tir est une discipline sportive reconnue à l’Olympisme (c’est même notre seule médaille d’argent !). C’est d’abord une technique rigoureuse qu’il faut apprendre parfaitement puis totalement oublier car elle doit devenir naturelle au point de ne plus préoccuper l’esprit. C’est une école du souffle, du geste, de la volonté. C’est aussi une leçon d’humilité chaque fois répétée car le tir enseigne que jamais l’acte humain n’est parfaitement parfait : personne ne peut en effet maintenir immobile une arme qui tire. Point de chance dans le tir, la répétition de l’action l’interdit. On tire pour soi mais aussi et surtout contre soi car même s’il existe des compétitions, tirer est avant tout une école de soi où l’erreur se matérialise et la limite personnelle s’impose. Le tir ce n’est ni tuer ni blesser ni détruire, c’est le vide. Oui le vide car il faut avoir « Le corps ancré dans le sol comme un chêne et l’esprit paisible et profond comme un lac. », rien de plus difficile que cette double paix surtout s’il fait trop froid ou trop chaud, que la fatigue soit présente ou un souci professionnel, privé, parental, conjugal, C’est aussi l’apnée et la maitrise de ce corps qui vous impose la contingence de la respiration, la fatigue musculaire.  »Figer l’Espace et arrêter le Temps » disait mon instructeur Jean-Claude De Mangeleire. C’est ce cœur qu’il faut calmer et ces muscles qu’il faut tenir sans crispation, dans l’effort invisible d’un danseur immobile.

Le tir c’est le vide de toute pensée :» Entre ma cible et moi : rien ». Le vide qui est le contraire du néant car le premier est un espace choisi de vérité tandis que le second est le non-être cher à Parménide. Le vide c’est écarter les soucis, les préoccupations, les projets, les souvenirs. C’est être ici et maintenant » dans une liberté retrouvée, dégagée des scories de la vie. C’est être « entre soi, je en moi ». C’est le regard, cette vue active, instrument de l’esprit concentré sur un point qui matérialise l’intention de ma liberté d’agir, de mon acte au monde. Être, rien d’autre, rien de plus que le vide et le silence. C’est alors le paradoxe du geste calme, progressif, sans crispation physique, sans anxiété psychologique et sans doute mental, qui produit une pression continue sur la détente. Et puis c’est la toujours surprenante brutalité du rappel de la réalité de la matière : le feu, le bruit et le choc. Trois éléments qui rappellent la nécessaire inscription de notre humanité dans l’ordre de la réalité et mettent en garde contre les illusions de l’esprit. Trois vérités qui s’imposent aux sens et invitent le cerveau reptilien à ne pas renouveler l’opération ou, plus difficile à maîtriser, à les craindre de manière instinctive ce qui altère inévitablement le résultat. Il faut dès lors s’imposer calmement de revenir au point zéro, écarter

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Avec ses 300 modifications en 15 ans, la règlementation est devenue un millefeuille incompréhensible

l’appréhension et retrouver le vide, reconjuguer le triptyque matière, corps et esprit en un tout harmonieux. Difficulté supplémentaire, il faut pouvoir s’éloigner du tir raté et oublier l’échec, ne pas s’y laisser enfermer. Et plus subtil encore, il faut pouvoir oublier le tir parfait, s’éloigner du sentiment de fierté et de l’appétit prétentieux de reproduire le même résultat car tous les tireurs vous le diront, c’est lorsque l’on veut « montrer » que l’on rate le plus surement. Bref, il faut s’évader de l’émotion du passé, qu’elle soit bonne ou mauvaise mais aussi de l’espoir du futur.
Ainsi en est-il des résultats bien meilleurs à l’entrainement que lors des compétitions ; l’espoir d’un résultat qui n’est que le piège de l’illusion de la maîtrise du futur, pèse sur ce présent et pollue le vide nécessaire.. Le vide est omni présent dans cette discipline : le vide de la trajectoire de la balle car la progression du projectile est invisible, le vide du résultat car celui-ci se marque par un trou. Même le vide de la cible ! Il existe des techniques d’apprentissage où le tireur tire…sans cible ou sans balle et mieux encore en fermant les yeux, « dans le vide », car le résultat n’est que la fin du chemin ; ce qui est important, c’est le chemin. Le tir c’est un miroir de soi au monde, le résultat n’est que l’outil.
L’Humilité vraie apparait alors comme une condition de réussite ; reconnaître ses limites et ses fautes pour pouvoir avancer. Accepter d’apprendre toujours et encore. Savoir que la perfection est un objectif inhumain et comprendre que notre nature permet de superbement le défier sans fort heureusement jamais l’atteindre.

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Le tir est un sport pacifique qui apporte une paix intérieure.

Je parle de chemins ; le pluriel s’impose. Il y a tellement de tirs différents. D’abord, le plus difficile de tous, le tir à air à 10 mètres. Il y a les tirs à l’arme de poing de trois mètres jusqu’à deux cents mètres, les tirs à l’arme d’épaule de 50 mètres à… 4150 mètres (record mondial), le tir à la lunette et le tir à l’œilleton, le tir à poudre vive et celui à poudre noire, le tir avec des armes dernière technologie dignes de Star Trek et le tir au mousquet de 1815… ou d’avant, le tir rapide et le bench-rest, le tir au petit calibre et celui au gros voir au très gros voire aux très, très gros, le tir à l’arme réglementaire et le biathlon, le tir de parcours de chasse et l’ IPSC, le western et le tir à pipe,… J’en ignore beaucoup, je les respecte tous... une infinité de chemins pour escalader la montagne, éloge métaphorique de la richesse de la diversité humaine et de nos vies toutes semblables et toutes différentes. Je pourrais en dire encore… mais les mots ne sont pas importants.
Venez dans un stand de tir, vous y verrez des hommes et des femmes, des jeunes et des moins jeunes, des gens de gauche et de droite, des croyants et d’autres… Nous ne sommes pas une fraternité occulte de psychopathes nostalgiques d’un régime détestable, nous ne sommes pas des adeptes de la loi de Lynch, nous ne sommes pas des furieux qui attendons avec impatience le grand soir de la guérilla urbaine, nous ne portons pas de croix gammée, nous aimons nos enfants, nous ne prônons ni les attentats ni les meurtres et lorsque nous buvons c’est généralement une bière et non une pinte de sang. Nous sommes des Citoyens, libres et responsables, respectueux du Droit et de nos obligations, conscients que les armes ne sont pas des objets neutres et parfaitement d’accord sur un certain contrôle au bénéfice de tous nous permettant de pratiquer librement le Tir.
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[1Se dit d’une personne qui souffre d’hoplophobie, maladie psychologique qui se manifeste par une peur irrépressible des armes blanches ou des armes à feu.